Ma Douce, ma Rousse,

Depuis plusieurs jours me voici confrontée aux affres de l’angoisse de te perdre ! Voici plus de treize ans que tu exerces sur nous ta tendre tyrannie par une présence constante à nos côtés mâtinée d’un entêtement devant lequel, de guerre lasse, nous avions renoncé à lutter, voilà que la maladie risque de t’emporter et, d’ores et déjà, je n’imagine pas ma vie sans toi.
Comment, en effet, oublier le trottinement de ton pas à chacun de mes déplacements, ton regard perpétuellement fixé sur nous, ma culpabilité lorsque,
  par nécessité, je devais te laisser et tes explosions de joie, toute rancune ravalée, lorsque je revenais !
Comment te chasser de mon esprit, toi, ma fierté, dont on admirait le lustré de la robe, l’élégance si naturelle et cette incroyable vitalité qui te caractérisait et faisait oublier le poids des années ?
La maison est désormais vide sans toi et, en même temps tout entière emplie de ton empreinte. Chaque fauteuil, chaque lit conserve ta marque...
La cuisine, ta pièce de prédilection quand j’y préparais les repas, me paraît immense à présent que tu ne te colles plus à moi pour quémander quelque nourriture que ta gourmandise convoitait. Et la chaleur de ton corps près du mien la nuit, lorsque tu venais nous rejoindre nous croyant endormis, par quoi sera-t-elle remplacée ?
Aujourd’hui je suis venue te rendre visite dans ta cage. Je n’ai pu supporter ta tristesse de me voir repartir sans toi. J’ai essayé de te faire comprendre avec toute la tendresse dont je crois être capable la raison pour laquelle tu étais là, mais ton douloureux étonnement lorsque je t’ai fuie me hante depuis.
Peut-être aura-t-on trouvé la cause de tes ennuis et nous seras-tu rendue très vite pour la plus grande joie de tes maîtres ?
Mais si je ne devais plus te revoir, sache ma douce, ma rousse, qu’aucun autre animal n’éteindra — si jamais je cédais à la tentation de te remplacer — ta flamme.

10 OCTOBRE 1990